Cette fois-ci c’est Marta que je dois remercier. Marta est une jeune brésilienne, serveuse dans la baraque à beijú (genre de crêpe fait à partir de tapioca, la farine de manioc) que j’ai pris l’habitude de fréquenter à Jacobina. Elle est tenue par Antonio, assez conformiste, et originaire de São Paulo. Qaund on me demande ce que je fais ici, je parle de la « feirinha », le marché bio du mercredi, et des communautés locales que je rencontre. Antonio fait partie de ceux qui ne croient plus en leurs rêves. Quand j’ai parlé du mien, il a presque rigolé. Marta, elle, a écouté sérieusement et m’a parlé du sien: devenir psychiatre. Et en parlant de rêve, elle m’a fait découvrir la source du sien: Augusto Cury. Jamais entendu, mais pourtant best-seller ici au Brésil. Psychiatre et chercheur, Augusto Cury s’est mis à écrire, et si je dois faire un parallèle sur son influence sur la pensée, je citerais Bernard Werber, dont l’influence sur mes rêves fut grande. Et oui, avant d’être un colibri, je fus une fourmi…
Ne renonce jamais à tes rêves, c’est le titre du bouquin que j’ai décidé de lire. Et je ne suis pas déçu. Augusto Cury énonce de nombreuses choses avec lesquelles j’entre en accord. En s’attaquant à la façon dont on pense, il offre à la psycho-sociologie une belle contribution. Ce que je retiens particulièrement (mais une chose qu’il n’a pas inventée): la psycho-adaptation. Elle peut aussi s’appeler conformisme. C’est quand l’être humain (mais bon à mon sens ça devrait sans doute s’étendre à de nombreuses espèces) ne réagit plus lorsqu’il est soumis de façon répétée au même stimulus: il s’habitue quoi! Et Augusto Cury met le doigt sur ce qui est à la base du désastre mondial actuel: l’acceptation de l’inacceptable. Alors que tant de choses mériteraient qu’on s’indigne (Lire Indignez-vous de Stéphane Hessel, pour une introduction soft), qu’on se révolte, on y pense un moment avec angoisse, en regardant la télévision, et puis on essaie vite d’oublier, en espérant que le monde ira mieux demain ou un peu moins mal, et ce par l’action des autres, en particulier de ces politiciens qui après tout sont quand même payés pour ça. Et c’est là toute la perversité des choses: plus on en voit, moins on réagit, plus on s’y fait! Le premier acte de courage, presque héroïque aujourd’hui est bien celui-là: éteindre la télévision. J’en connais qui l’ont pendue dans leur jardin, d’autres qui l’utilisent comme table. Ne la jetez pas, et ne faites pas un cadeau empoisonné aux autres, mais rien ne sert de la détruire à la masse, à l’aire du recyclage, de la réutilisation, de la réinvention de nos modes de vie.
Rêver demande du temps. Il y a peu, j’apprenais l’existence du sommeil polyphasique, qui consiste à dormir très peu, à intervalles réguliers, et de ne dormir ainsi que quelques heures par jour. Cette technique serait d’ailleurs utilisée par les moines Zen ou le fut lors d’une certaine guerre par les pilotes d’avion de l’armée américaine. Je n’ai pu m’empêcher de me demander dans quelle mesure cette structure du sommeil n’empêchait pas de rêver… Il y a quand même un côté toujours plus là-derrière… Augusto Cury précise dans son bouquin que le rêve dans il parle est autre que ces rêves nocturnes, il s’agit de grands rêves conscients, qu’il nous incite à ne pas mettre de côté. Et là il a formulé le syndrome de la pensée accélérée, dont une partie de la population mondiale est atteinte. Ce syndrome découle de l’augmentation exagérée de construction de pensées. C’est là aussi que la télévision joue un rôle, imprimant (comme me l’avait justement fait remarquer mon père) un rythme d’enfer aux informations qui sont diffusées. Résultat: on n’arrête pas de penser, mais sans se concentrer sur ce qu’on pense, sans esprit critique, sans réflexion d’ensemble. Pour Augusto Cury, le système social créé par les adultes est un crime contre l’esprit des jeunes, qui perdent l’envie d’apprendre, sont insatisfaits, anxieux et ont besoin de beaucoup pour conquérir si peu sur le terrain des émotions. La jeunesse mondiale a surtout perdu la capacité de rêver.
Dans les sociétés modernes, il est normal d’être malade ou stressé. Il est anormal d’être en bonne santé. D’avoir du temps pour aimer, rêver, contempler les choses simples.
Là où Augusto Cury me parle vraiment, c’est par sa métaphore des jambes. Si rêver est important, qu’est-ce qui fait qu’on va au bout de ces rêves? Pour lui, la capacité à rêver est une des deux jambes qui a besoin de l’autre pour avancer: le courage, l’auto-discipline, la persévérance. Et là, nous arrivons à l’autre pan du problème. Ce qui manque actuellement aussi cruellement, c’est le courage. Si nous retournons un peu en arrière, comment enseigner le courage quand tout le monde s’incline devant les atrocités actuelles, sans chercher à les comprendre? Combien de professeurs détruisent la capacité de rêver de leurs élèves? Comment? Augusto Cury l’explique par le phénomène RAM (registro automático da memória, mise en mémoire automatique), qui est involontaire. Durant deux années passés sur les bancs de l’école, des milliers d’images sont enregistrées, images qui produisent des traumatismes psychiques qui peuvent se perpétuer durant toute l’existence. Ces images génèrent blocage intellectuel, établissent une hiérarchie entre élèves, produisent la timidité, le manque d’assurance et la difficulté de débattre ses idées en public. L’école moderne est productrice de maladies émotionnelles. Augusto Cury critique, et à juste titre, mais il donne aussi des conseils comme une disposition en U de la classe, le passage de musique aux intercours,… Mais revenons au courage.
Je suis actuellement hébergé dans la maison du « Padré José » un prêtre autrichien vivant depuis un long moment au Brésil. A vrai dire il n’y vient plus très souvent, je vis en fait avec des missionnaires de l’ordre cistercien, fondé par Saint-Benoît. Qu’est-ce qu’on s’en… me direz-vous. Mais non si j’en parle, c’est parce qu’en 5° rénové, j’avais fait un travail sur Saint-Benoît justement, bizarre ce lien, non? Me retrouvant sans logement (en plus d’être SDF) à Jacobina, j’ai pensé au Père que je ne connaissais pas mais dont pas mal d’habitants parlent quand ils rencontrent un étranger. Un peu au hasard, je me suis donc présenté à l’endroit indiqué par tous, pour voir si je pouvais être hébergé pour une nuit. Carlos et Carlos Alberto m’ont si bien accueilli que je leur ai demandé si je pouvais me servir du lieu comme base, entre mes visites aux communautés. Ils ont accepté, et ça m’a permis de mieux les connaître. Et quelle rencontre… Le deuxième jour, rejoignant Carlos Alberto à la chapelle pour l’oration du matin (en ce qui me concerne c’est plutôt de la méditation ;-)), il me propose une visite du lieu, dont une chambre intitulée salle des martyres. Elle contient les vêtements de plusieurs religieux, morts… assassinés dans leur combat pour la terre! Il y a même une demi-carcasse d’automobile, incendiée par l’oligarchie locale. C’est ainsi que j’apprends qui est le « Padre José »: quelqu’un qui lutte depuis de nombreuses années pour la réforme agraire dans la région de Jacobina. Carlos Alberto me raconte les trois tentatives d’assassinat dont fut victime le « Padre José », dont une embuscade dont il a échappé, averti par une bonne âme qui travaillait pour un fazendeiro (grand propriétaire terrien) et l’a entendu comploter. Carlos Alberto m’explique aussi que la propriété sur laquelle on se trouve a été conquise, comme de grandes étendues tout autour de la ville, arrachées aux fazendeiros, et qui ont été divisées et données aux plus pauvres. Je comprends mieux pourquoi tout le monde le connaît, et aussi la structure du pouvoir local, contrastant avec le calme apparent qui règne aujourd’hui à Jacobina. Il s’agit de résignation, me dira un autre missionnaire, surnommé « Major ». Augusto Cury dirait psycho-adaptation.
A travers le « Padre José », c’est tout le mouvement de la théologie de la libération que je découvre: ces prêtres et évecs dissidents qui ont décidé de luter contre l’injustice, comme celle du partage très inégal des terres, et ont conquis de nombreuses victoires, à l’image de l’action du « Padre José ». Cette découverte me montre deux choses: la réalité bien tangible du problème de la terre et du contrôle de l’élite bourgeoise au Brésil, pour qui tous les coups sont permis, ainsi que l’intensité de courage déployée pour y faire face par des êtres. Car en terme de courage, je pense que ces personnes n’en manquent pas, et méritent d’être reconnues. Et puis si on a tenté de l’avoir, le « Padre José » a aujourd’hui enterré tous ses ennemis, dont un à qui il a donné son pardon au moment de l’extrême onction. Augusto Cury lui prend l’exemple de grands personnages de l’histoire pour analyser leur parcours. Ce qui est caractéristique, c’est leur courage, leur ténacité à aller au bout de leurs grand rêves. En analysant leurs échecs, leur doutes, il tente de montrer que c’est à la portée de tous, pour autant qu’on ose. Je sens déjà le malaise chez vous, en train de se dire: mais il veut qu’on soit des martyrs ou quoi? Non, tout simplement, je pense qu’oser commence par un petit pas, et que le courage s’apprend, au fur et à mesure. Nous n’avons pas besoin de héros allant au casse-pipe nécessairement, mais nous avons besoin d’êtres courageux, maîtres d’eux-mêmes et qui ne se soumettent pas à l’autorité. Nous avons un grand besoin de désobéir. Augusto Boal disait « Etre citoyen, ce n’est pas vivre en société, c’est la transformer ». Eteindre sa TV, rêver, et se donner les moyens d’atteindre ses rêves c’est à la portée de tous, non?
Et puis l’appétit vient en mangeant…
En attendant, je continue de réaliser le mien, et j’espère que ce partage vous révèle les vôtres, et encore plus vous donne l’envie de les réaliser.
Ah oui, le rêve dont j’ai parlé à la baraque de beijus est le suivant: que toute la nourriture dans le monde soit produite de façon agro-écologique, ce qui implique une révolution profonde de notre sytème, et de notre façon de penser. Je ne le lâcherai pas!