C’est avec émerveillement que je suis revenu de Saillans, petit village en bord de Drôme, à mi-chemin entre Crest et Die, où j’ai passé trois journées pour tenter de comprendre le fonctionnement politique local.
Membre du Collectif pour une démocratie locale d’Ottignies Louvain-la-Neuve, j’avais entendu parler de cette expérience via Olivier de Schutter, présent à mes côtés lors d’un débat sur le TTIP/TAFTA au café citoyen Altérez-Vous à Louvain-la-Neuve. Le professeur avait alors gentiment invité le collectif à se joindre à lui pour étudier de plus près ce village comptant aujourd’hui 1250 habitants, chose faite en août 2016. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que je n’ai pas été déçu, tant les échanges avec les personnes rencontrées furent vivifiants. Comme dirait Sabine, une élue: « Il y a de la joie! ».
Ce qui m’a le plus frappé, c’est la simplicité, l’humilité et la clarté d’analyse que dégagent les élus. Ils ont les pieds sur terre. Peut-être parce qu’ils ne sont pas partis de grandes réflexions, sinon d’une furieuse envie de voir du changement concret dans la façon d’organiser la vie locale. Tout avait commencé par une histoire de supermarché…
Le « NON » au supermarché
Alors que le projet d’extension du centre commercial de Louvain-la-Neuve mobilise actuellement une coalition inédite habitants/commerçants/étudiants, il est intéressant de constater que c’est l’opposition au projet de supermarché en bordure de Saillans en 2010 qui a catalysé l’action citoyenne, le maire de l’époque s’entêtant dans un projet dont personne ne voulait. Une pétition a ainsi rassemblé plus de 800 signataires, soucieux de sauvegarder les commerces locaux : pas mal pour un village de 1200 habitants ! Un collectif est dès lors formé : Pays de Saillans Vivant. Celui-ci publie Kesako, un journal créé pour l’occasion.
Cela n’est pas sans rappeler La Hache, journal satirique créé dans le même but au moment de la construction du centre commercial à Louvain-la-Neuve en 2005.
Sauf qu’à Saillans ils ont gagné: les enseignes commerciales ont renoncé l’une après l’autre!
De la dénonciation à l’utopie
Dans la foulée de la victoire contre le centre commercial, Pays de Saillans Vivant publie une grande enquête citoyenne en 2012 pour connaître la manière dont les Saillanssons voient leur territoire, comment ils voudraient le voir évoluer et ce qu’ils pensent pouvoir faire en tant qu’habitants pour cela. Une centaine de formulaires reviennent complétés et donnent des informations précieuses et encourageantes pour le collectif, qui publie les résultats dans Kesako n°2. Nous sommes au printemps 2013. Cela fait plusieurs années que le collectif assiste à toutes les réunions du conseil municipal, et tient un stand tous les dimanches lors du marché. Les élections municipales approchent. Plutôt que de créer une liste d’opposition Fernand lance l’idée d’une liste citoyenne. Bingo !
L’élection d’un projet collectif
La liste « Autrement pour Saillans… tous ensemble! » se construit autour d’un processus participatif très riche mené sur un an à peine, à partir de réunions publiques. Lors de la première réunion, convoquée par un petit papier dans les boîtes-aux-lettres, il y a déjà plus de 50 personnes: le projet est bel et bien lancé. Sabine se souvient d’une de ces réunions, après laquelle elle confiait à un ami: « Ils n’y connaissent rien… Ils ne se rendent pas compte, ils sont fous… ». « Pourquoi dis-tu ils? », lui rétorqua-t-il.
« Nous avons pu compter sur le métier de Tristan pour former des animateurs » me confie Vincent, le nouveau maire.
Au bout de quelques réunions se dégage une liste de candidats, afin de respecter le cadre électoral imposé. C’est un premier exemple de l’art politique saillansson : faire autrement mais sans chambouler totalement le cadre classique. « La participation aux réunions de l’intercommunale sont mensuelles et il aurait fallu y participer même si on perdait les élections. Nous avons donc choisi les têtes de liste en fonction » m’explique Fernand. Les 21 candidats de Autrement pour Saillans… tous ensemble! peaufinent le futur fonctionnement qu’ils expliquent dans un encart et informent sur les différents scénarios possibles.
Au soir du 23 mars 2014, les résultats sont connus : la liste l’emporte au premier tour avec 56,8% des voix ! Il faut savoir qu’en France, pour une commune de plus de 1000 habitants comme Saillans, cela signifie 12 sièges sur 15.
« Ce jour-là je me suis sentie chez moi », témoigne avec fierté Ludmila, qui se souvient aussi de cette superbe image de renversement de la pyramide des pouvoirs utilisée lors de la campagne. Heureuse, Ludmila rédige quelques lignes qu’elle envoie à plusieurs journaux. Rue 89 publie un article qui atteint les 300.000 vues. Le titre : « A Saillans, les 1199 habitants ont tous été élus au premier tour ! ». Saillans devient un symbole, un espoir: ils l’ont fait!
Les grands principes de gouvernance
Tous les habitants prennent-ils vraiment part aux décisions à Saillans ? C’est la question que je me posais sur place, quelques jours après avoir assisté à La démocratie expliquée à mon député, spectacle de Cécile Canal, avignonnaise, détaillant l’expérience de la démocratie athénienne. La réponse est… pas tout à fait. Mais une fois encore, il faut reconnaître la subtilité du modèle mis en place. Le véritable organe de décision est le comité de pilotage, public, qui se tient toutes les deux semaines. Ce sont les élus qui y prennent les décisions. Le groupe a décidé de fonctionner de la sorte pour légitimer le processus auprès des habitants. Ceux-ci ont en effet élu des représentants qui sont donc légitimes pour prendre les décisions. Par contre, par rapport à un conseil municipal classique, tout citoyen peut intervenir et donner son avis, et parfois influencer les décisions. L’autre différence est que les commissions thématiques et les groupes formés autour des projets en cours, qui réalisent le travail préalable à bien des décisions, sont ouverts à tous. Un conseil municipal classique existe toujours mais il ne sert qu’à entériner les décisions, ce qui – nous en convenons bien Fernand et moi – est déjà bien souvent le cas en France comme en Belgique. De plus, pour éviter les prises de pouvoir, tous les postes sont occupés en binôme. A côté de ces dispositions, il y a un conseil des sages, composé d’une dizaine de personnes, et qui a pour mission principale de veiller à la participation du plus grand nombre et à la transparence de toutes les décisions. C’est aussi le conseil des sages qui assure la formation des animateurs et l’essaimage de l’expérience de Saillans à l’extérieur.
Deux années d’expérience déjà
Si certains ont prédit l’échec du modèle mis en place, dont le maire sortant, force est de constater qu’il tient bon. « Notre point fort est la transparence, tout le monde le reconnaît, même l’opposition » me confie Vincent. Par contre, ce qu’il faut reconnaître, c’est le manque de moyens, qui se traduit par une surcharge de travail des élus. Comme Saillans est une petite ville, les indemnités des élus sont très réduites et la grande majorité d’entre eux travaillent à temps plein, en plus de leur travail de gestion rendu beaucoup plus lourd du fait de la multiplication des réunions. C’est pourquoi la nécessité de conforter le modèle apparaît comme la priorité pour Sabine : « Comment peut-on allouer un budget municipal pour soutenir la participation citoyenne de façon permanente ? ». Sabine a en effet décroché un financement extérieur auprès de la Fondation de France pour soutenir ce travail, notamment dans le cadre de l’élaboration du futur PLU (Plan Local d’Urbanisme). « Nous aimerions que celui-ci émane des vœux des habitants et qu’il soit soumis à la consultation populaire » me témoigne Patrick, médecin du village retraité et membre du conseil des sages.
Différents chercheurs suivent Saillans, et leurs résultats sont attendus pour peaufiner les analyses locales. « Il s’agit d’un changement de culture politique personnelle et collective », me partage Sabine. Je me souviens des paroles d’Evo Morales, président bolivien : «Cette révolution est doublement lente : une première fois parce qu’elle est démocratique, une deuxième fois parce qu’elle est culturelle ».
Saillans reproductible ?
« C’est très bien ce que vous faites, mais ça fonctionne parce que c’est un petit village… ». Cette affirmation, Fernand l’entend continuellement lors des interviews et il n’est pas, mais alors là pas du tout d’accord. Les grands principes de Saillans sont pour lui clairement applicables partout :
- la collégialité: le fonctionnement en binôme pour toutes les fonctions, afin d’éviter autant que possible l’accaparement du pouvoir par un élu ;
- la participation: la création de commissions thématiques et de groupes de travail sur les différents projets de la municipalité, ouverts à tous ;
- la transparence: tous les comptes-rendus de toutes les commissions sont publiés via de nombreux supports (panneaux d’affichage, site internet, lettres d’info papier, réunions publiques sur certains dossiers)
En outre, plus la taille de l’entité augmente, plus les moyens disponibles (personnels et financiers) augmentent aussi…
De son côté, Tristan – seul membre du Conseil des sages à être là depuis le début, avec Patrick – parcourt la France pour essaimer l’expérience, notamment à-travers une conférence gesticulée.
Longo Maï Saillans !
Pour conclure ce témoignage, qui m’a profondément touché, je voudrais remercier tous ceux qui m’ont accordé leur temps, alors que les sollicitations pleuvent sur Saillans au rythme d’une demande par jour environ. Merci pour votre gentillesse, votre simplicité, et cette belle énergie qui se dégage de vous, de ce beau village. Longo Maï Saillans, comme on dit en provençal !
Comme le disait Guy, sympathisant d’une municipalité voisine, les prochaines élections montreront si Autrement pour Saillans… tous ensemble ! réussit à être réélue, Saillans étant réputée pour sa rotation rapide des maires. Personnellement, je les crois bien partis !
Pour en savoir plus, voici un compte-rendu style PPT réalisée par les élus en septembre 2016, dont j’extrais la référence suivante, illustrant la joie évoquée.
Sébastien Meyer, collectif pour une démocratie locale OLLN, en visite à Saillans du 4 au 7 août 2016, rédigé bien plus tard, révisé par Sabine et quelques amis, et enfin publié 🙂