Quitter la terre ferme: une expérience sociologique
Au lendemain de mon arrivée à Natal, au Brésil, j’atterris. Je retrouve mes sensations, mes repères. Je me sens heureux. C’est vraiment une expérience particulière que de vivre en mer. Tout change: isolé du monde extérieur, dans un espace limité où chaque chose a sa place, place d’ailleurs décidée avec plus ou moins de maniaquerie par le capitaine du lieu. Et puis le mouvement de la mer. Les premiers jours de la traversée ont de nouveau été un peu compliqués, sans toutefois rien offrir à Neptune, et sans prise de médoc: finis les cadeaux à la mer et aux scélérats des firmes pharmaceutiques (Berceuse pour un p’tit loupiot, Jean Ferrat, remise au goût du jour par feu Le Décroichant, dont je salue mes compagnons)! Alors que je suis trop heureux d’être à nouveau sur terre (physiquement et mentalement), je me suis amerri durant cette transatlantique, ne sentant plus de gêne au niveau du système digestif. Mais ai-je vécu normalement? Rien n’est moins sûr. Et j’ai encore du mal à analyser ce qui s’est passé. Au plan humain, une tension était presqu’omniprésente entre le capitaine et moi. Il a fallu la gérer, et ça a pas mal influencé ma traversée. Au niveau voile, peu d’apprentissage, dû au peu de confiance accordé par le capitaine à ses équipiers… Quoique… En ne pratiquant pas mais en observant, on apprend aussi des choses. Et puis, là n’était pas l’objectif premier de la traversée. L’expérience humaine en soi était très intéressante. La seule certitude qu’on ait sur un bateau, c’est qu’on est dans la même galère, quoiqu’il se passe. Et puis c’est le vent qui décide: la durée du voyage, mais aussi le point d’arrivée. Dans notre cas, après un objectif initial de Salvador de Bahia, changé pour Rio de Janeiro peu avant le départ, c’est finalement la traversée la plus courte qui a eu lieu, avec arrivée à Natal, à l’extrémité de la corne nord-est du Brésil, après 13 jours de traversée.
Sur la route du commerce triangulaire: une importante histoire commune
Mon meilleur compagnon de route (équipières mises à part): Eduardo Galeano et son magnifique ouvrage: « Las venas abiertas de América Latina », (Les veines ouvertes de l’Amérique latine). En quittant le Cap-Vert, j’avais déjà pu percevoir le métissage entre Europe, Afrique et Amérique, et avait entendu parler de la place du Cap-Vert comme lieu de « stockage » des esclaves avant leur livraison aux Caraïbes ou au Brésil. Ayant quitté les îles Canaries, j’avais aussi déjà eu conscience de suivre les pas des « conquistadores », bien que Christophe Colomb soit parti de La Gomera et non de Lanzarote (d’après Jacques, qui a failli être mon skipper pour le Cap-Vert). Mais quand j’ai dévoré les écrits d’Eduardo, la traversée prit une autre dimension, celle d’un pèlerinage historique.
Plus de 500 ans après, je pars moi aussi à la découverte du « Nouveau monde », certes pas dans un but de pillage des ressources naturelles, mais à la recherche d’une richesse pressentie en terme de structuration de mouvements sociaux, axés sur la notion de « bien vivir » (« le bien vivre »), et la conscience de la Pachamama, la terre-mère. Quelle splendide introduction au continent que celle d’Eduardo, me rappelant aussi à quel point il est important de toujours garder à l’esprit que nous vivons dans un monde qui souffre, que nous en souffrons aussi (tout étant lié), mais surtout que cette souffrance n’est pas une fatalité. On peut l’expliquer par des liens de cause à effet, à condition d’y joindre une approche systémique, ce dans quoi l’auteur uruguayen excelle. Un ouvrage magistral, dont je donnerai des extraits dans ma rubrique « bibliothèque ». Je ne peux m’empêcher de traduire le passage suivant, écrit lors de la réédition, et dans laquelle Eduardo justifie sa méthode historique:
Dans « Les veines », le passé apparaît toujours en dialogue avec le présent, comme mémoire vivante de notre temps. Ce livre est une recherche de clés de l’histoire passée, qui contribue à l’explication du présent qui lui aussi fait partie de l’histoire, à partir de l’idée de base que la première condition pour changer la réalité est de la connaître.
La beauté de la mer: entre ciel et terre
Quelle spectacle grandiose que cette mer à perte de vue, rejoignant le ciel dans un panorama à 360°. La nuit, c’est un ciel étoilé d’un point de vue unique, le jour c’est une vue splendide sur les nuages, et entre les deux des levers et couchers de soleil et de lune aux couleurs chatoyantes. Un ravissement pour les yeux, avec ce passage particulier de l’équateur, où le soleil semble bien pressé de se lever… Les dauphins auront encore été de la partie, et j’ai été surpris de voir des oiseaux presque tous les jours de la traversée, à des centaines et centaines de milles des côtes.
C’est beau la mer. Une beauté que beaucoup décrivent, et l’expérience de la mer en a inspiré plus d’un. Comme cette navigatrice Ella Maillart, dont on peut trouver dans son bouquin « La vagabonde des mers », qu’Aurélie m’a fait découvrir, la citation suivante:
Ils t’ont bercé dans leur coutumes et instruit de leurs prêches, ils t’ont pétri de leurs usages, ils t’ont donné en spectacle pour que tu témoignes de l’excellence de leur enseignement. Mais n’entends-tu pas la nature indomptée qui t’appelle?
Il y a un peu de ça dans la voile, cette recherche de contact avec la nature indomptée. Certes, certains veulent encore la dominer, cherchant la performance à l’aide de fibre de carbone et d’électronique, mais d’autres sont bel et bien dans cette recherche. A moins que ce ne soit la fuite du système, comme c’est la cas pour pas mal de marins rencontrés, en particulier les solitaires. Dans nos discussions philosophiques avec Aurélie, qui s’en va à Buenos Aires pour du conte et des massages énergétiques, on ne pouvait s’empêcher de faire le lien avec le mythe du héros, le capitaine symbolisant cet être devant maîtriser les éléments. Contrôler… ou se laisser porter… Lâcher prise ou penser nerveusement à l’arrivée? Se faire plaisir ou être écrasé par ses responsabilités? Tout est une question d’équilibre, que la mer magnifie.
En approchant Mindelo, j’avais tout de suite ressenti une émotion particulière, comme quand on va revoir un être cher qu’on n’a plus vu depuis longtemps. J’allais retrouver l’Afrique. Maintenant au Brésil, je sais que ce que j’ai approché au Cap-Vert, je ne l’ai que peu compris. Le Cap-Vert n’était a priori qu’un point de passage, choisi volontairement pour sa musique et la possibilité de couper la transat en deux. Mais j’y serai finalement resté presqu’un mois, approfondissant mon apprentissage du bateau-stop et ma vision des marinas, et en effleurant quelques réalités locales.
Temps 1: hasta el visa
Avant même de débarquer, je comprend suite à une discussion avec un local que la marina dans laquelle nous arrivons a ce côté néo-colonial que je hais: « J’installe mon business, je mets des grilles pour le protéger, et j’emmerde ce qui se passe autour de moi ». A côté de la joie de l’arrivée, un pincement au coeur et une peur. Le pincement au coeur, c’est de quitter Maritéa. La peur elle, est relative au visa. Ancienne colonie portugaise, le Cap-Vert est un état indépendant, il en faut donc un. Pour un douanier, deux choses sont importantes vis-à-vis d’un type comme moi: s’assurer qu’il a les moyens de vivre dans le pays et qu’il a un moyen de le quitter (un billet retour en avion classiquement). En-dehors de ces conditions, il faut user de diplomatie, ou tout simplement être très discret (ne pas insister sur le fait que l’équipage va changer), et espérer que ça passe. Pour faire l’entrée à l’immigration, je tente la première option, et c’est la déception: le type ne veut bien me laisser que 10 jours de visa après le départ d’Eric et de Maritéa, visa que je devrai aller chercher quand le bateau part. En attendant, j’ai un visa temporaire portuaire au prix dérisoire de 10 Escudos cap-verdiens, soit environ 1 euro. Au total, ça fait deux petites semaines pour trouver un bateau: court mais néanmoins faisable. Discutant un peu avec d’autres bateaux-stoppeurs, il apparaît que le visa portuaire suffit et est valable au moins un mois. C’est plus détendu que je rejoins le pick-up qu’Eric a loué pour faire un tour sur l’île voisine: São Antão. Invitant une série d’équipiers en attente de bateau, il déculpabilise ainsi un peu d’avoir loué ce monstre de consommation, conseillé par l’agence alors qu’il s’orientait vers un modèle plus écolo. L’île est magnifique et contrairement à São Vicente, très verte. Je me promets de revenir plus longtemps dès que j’aurai un bateau pour le Brésil. Lorsqu’Eric retourne à l’immigration pour sortir du pays, on ne lui fait aucune remarque sur le changement d’équipage, et je suis définitivement soulagé pour le visa quand je leur fais mes adieux.
Temps 2: le monde du bateau-stop
D’autres qui ont vraiment un problème de visa, ce sont les quatre équipiers débarqués d’un catamaran fou. Ils font partie de la dizaine de bateau-stoppeurs qui ont rejoint Mindelo en quête d’une possibilité de transat. Mais leur cas à eux est particulier: leur capitaine les a littéralement jetés sur le ponton, après une fin de traversée très difficile où il leur a balancé des boîtes de conserve à la figure, dans un moment d’ivresse dépressive. Encore sous le choc, le quatuor franco-néerlando-italo-germanique a vu le skipper repartir seul sans prendre la peine d’aller à l’immigration avec eux, ni de leur rembourser une partie de la somme qu’ils avaient payée pour la transat complète. Car si dans mon cas, je fais du stop, négociant pour juste participer aux frais que j’occasionne (eau, nourriture), d’autres payent pour être sur le bateau. En tout à leur arrivée, c’est donc une dizaine de bateau-stoppeurs qui errent en quête d’un bateau. La plupart veulent juste faire la transat, mais quelques-uns veulent comme moi rejoindre le Brésil. De la concurrence… Moi qui vise la coopération, il va falloir faire avec. Car si l’ambiance est bonne entre nous (on passe Noël et le Nouvel An ensemble), on peut sentir un certain stress monter. Les premiers trouvent assez vite: c’est relativement simple pour les Caraïbes. Par contre, le Brésil s’avère être une destination plus rare. Arpentant journalièrement des pontons surchauffés, je fais des rencontres intéressantes, notamment celle de Christophe et sa petite famille, vivant depuis 17 ans sur leur bateau. Invité à monter à bord pour parler du jeu de la ficelle, je découvre l’ébauche du jeu éducatif que Manon, la fille aînée, est en train de créer sur l’alimentation. Une merveille que je l’encourage à faire aboutir!
Temps 3: Nouvel an local
Les réveillons de Noël et du Nouvel An entre bateau-stoppeurs m’ont laissé un goût de trop peu: je me suis très peu approché des locaux, tellement actif que j’étais à la marina. Lorsque j’entends la fanfare locale au loin, ce matin de premier janvier, je prends mon micro et mon appareil-photo et sors nerveusement en quête du cortège. Quand je le rejoins, je suis trop heureux. Je vais pouvoir enregistrer cet air des fêtes, que le groupe joue en boucle en passant dans chaque quartier. Ca me rappelle un peu le carnaval de Binche. Plusieurs fois, je pense rentrer. Mais il y a quelque chose de magique dans ce défilé, véritable performance d’endurance de la part des musiciens. Et à chaque fois je reste… Le temps n’existe plus, nous sommes comme un seul corps dansant dans la rue, en communion. J’ai envie de connaître les paroles de la chanson et c’est Suzana qui me les met gentiment par écrit. Jaad et Bernard, autres étrangers sous le charme, essaient alors comme moi d’apprendre le texte en créolio (même si le portugais est la langue officielle, le créole est la langue populaire). Quand « Boas festas » se termine, Suzana nous invite à prendre un verre chez elle. Son hospitalité fait chaud au coeur, et c’est une belle rencontre qui clôture les festivités du premier janvier.
Temps 4: El mosquito
J’ai finalement réussi à organiser une soirée guitare à la bodeguita, bar dont le proprétaire, Bruno, parle français et espagnol, mais pas portugais! Un grand moment, où se mêlent les styles musicaux de chacun. L’assemblée découvre la voix exceptionnelle de Lourdes, sur « Invitable » de Shakira. Sans logement ce soir-là, José propose de m’héberger sur leur bateau, Mosquito Valiente. Le matin tombe sa proposition: ils peuvent nous embarquer, Aurélie et moi pour le Brésil. Je n’hésite pas longtemps, et partage la nouvelle avec Aurélie: ça y est, on l’a enfin notre bateau pour le Brésil! Avant le départ, on visite São Antao, que je retrouve avec plaisir. Puis c’est le départ, et des au-revoirs difficiles. Je pense à cette musique particulière, la morna, et le terme saudade, qui y revient souvent et dont la traduction pourrait être mélancolie. Saudade, estas en Cabo Verde…
L’équipage
Le moins qu’on puisse dire c’est que l’équipage de Maritéa est très pro. Céline est skipper professionnelle. Eric a notamment été commandant du Bélem, et est aujourd’hui capitaine d’un yacht privé monstrueux, appartenant à un cracheur de feu devenu milliardaire, le propriétaire du Cirque du Soleil. Et pour couronner le tout, Frank est cuisinier de longue date dans la marine marchande. Ayant leurs quarts bien en place, je me place en doublure à cheval entre le quart d’Eric (4-8) et celui de Céline (8-12), pour faire du 6-10. Ce qui veut dire pour les non-initiés 4h de quart (de veille) entre 6h et 10h, puis 8h de pause, le cycle se répétant toutes les 12h jusqu’à l’arrivée. Pour compléter l’équipage, les deux moussaillons: Juliette et Damien, tombés dedans dès le plus jeune âge.
Le bateau
L’histoire de Maritea est très jolie, et Eric la raconte sur le site internet du périple. Depuis cinq ans, la famille habite la maison flottante de 17 m de long, et aménagée telle un appart. Si le consumérisme est critiqué à bord, Maritéa possède néanmoins tout le confort, jusqu’à un système à osmose inverse pour désaliniser l’eau de mer. Ma cabine est située à l’avant du bateau (cabine d’appoint).
La traversée
Jour 38: Un autre départ
C’est faisant face au coucher de soleil que s’entame le voyage, après une dizaine de jours de vie commune à la marina Rubicón à Lanzarote. Une houle désagréable nous secoue un peu, alors que nous faisons face au vent. Celane nous empêche pas de prendre l’apéro de départ. Je remarque alors que jouer de la guitare est un bon remède au mal de mer. Quand nous passons à proximité de Fuerteventura, la mer se fait plus calme, l’île faisant écran.
Jour 39: Dauphins
Ma première nuit est difficile à l’avant du bateau, qui est fort secoué, et je traîne un peu trop à m’habiller au réveil dans ma cabine. Quand je sens mon estomac en difficulté, il est trop tard. A peine le temps d’aller sur le pont et je rends à Neptune une partie des délicieuses pâtes que Frank a cuisinées la veille. Ce sera heureusement mon seul cadeau du voyage au dieu marin. D’ailleurs je mange normalement au déjeuner (donc dîner pour les belges), agrémenté du poisson volant retrouvé mort sur le pont à l’aube. En pleine sieste, je suis réveillé par les cris de joie de mes équipiers: un banc de dauphins nous rend visite. Très nombreux, il nous suivent un long moment.
On sort ensuite les guitares pour un cours, Eric étant un tout bon élève, rivalisant avec mon ancien élève Francesco en terme de vitesse d’apprentissage. Alors que le temps passe à l’orage, on affale tout pour passer au moteur.
Jour 40: Toutes voiles dehors
Réveillé par du remue-ménage au-dessus de ma tête, je me lève avant le début de mon quart pour découvrir Maritéa sous des conditions optimales de navigation, avec un vent de travers de 15 noeuds. On parle éducation avec Eric. Je lui dis combien je crois en la méthode pratiquée par Céline, à savoir d’utiliser tout ce que les enfants vivent pendant le voyage pour construire leur savoir. Céline leur permet aussi d’avancer à leur rythme suivant leurs préférences. Ayant suivi pendant quatre ans les cours par correspondance comme le font classiquement les enfants nomades, Céline a changé son fusil d’épaule car cela demandait un travail énorme en donnant l’impression d’être toujours en retard, avec un décalage profond avec la spécificité de ce que vivent les enfants au cours du voyage.
Jour 41: Première coryphène
Après une permière tentative infructueuse, la première dorade coryphène est pêchée. Un belle pièce découpée en filets et concoctée avec tout le savoir-faire de Frank, dont le système de filet avait déjà permis de remonter le poisson qui voulait se faire la malle.
Aidé d’un petit blanc, on en fait d’ailleurs une chanson avec Céline, sous l’air de L’hymne de nos campagnes. Il y a peu de vent et les fichiers GRIB de météo indiquent d’ailleurs pétole (pas de vent) pour demain. Nous naviguons lentement au gênois sur tangon, ce que je découvre, et seulement avec la voile d’artimon (grande voile affalée). En soirée, le vent revient et la nuit se passe sous de bonnes conditions.
Jour 42: Quand le vent fait plouf, le moteur fait boum
Il est 8h lorsque nous passons au moteur, qui fonctionnera la plupart de la journée. On fait un Monopoly, et on vide les bidons de gasoil de réserve, espérant que le vent revienne vite quand même. Céline me montre un ouvrage sur des méthodes naturelles de traitement, qui va m’occuper un bout de temps. Je vais me coucher alors que la mer est belle, ce qui veut dire calme. Mais elle est belle tout court!
Jour 43: Une drôle de prise
Je me sens en pleine forme et continue ma lecture de l’ouvrage médical. Lors de notre quart nocturne, alors qu’on est en pleine discussion avec Céline, la manette des gaz s’abaisse brusquement. Eric, qui se réveille pourtant dès que le régime moteur varie de quelques tours-minutes, ne monte pas sur le pont, supposant que le vent est revenu. Après un coup d’oeil au moteur, Céline trouve l’intrus à l’arrière: un filet de pêche abandonné qui s’est pris dans l’hélice! Pas question de plonger de nuit. En attendant, le moteur est arrêté. L’allure sera donc de nouveau dictée par le vent.
Jour 44: Plongée et moteur toute
Réveillé par les crêpes de Céline, je passe une journée à faire la crêpe. Lorsque la mer est calme, Eric plonge pour enlever le filet, qui heureusement n’a pas fait de dégat. Le moteur est ainsi remis en route en début d’après-midi, pour « rattraper le retard ».
Jour 45: Terre en vue
Je découvre un bouquin fantastique, le Papalagui, et refais un peu de guitare avec Eric, sachant que la fin est proche. Je lui donne mes derniers conseils. Le soir, Damien nous indique comme si de rien n’était qu’on voit la terre. On ralentit le moteur et on prend l’apéro devant le spectacle du soleil couchant et des premières îles apparues. C’est un repas de fête, la nappe est de sortie, alors que je pense avec mélancolie que notre histoire commune va se terminer. Lors de notre quart nocturne, j’initie Céline au jeu de la ficelle, et part dormir avec sa promesse de me réveiller avant l’arrivée.
Jour 46: Senteurs nocturnes
Céline me réveille vers 03h, quand on est en approche de la crique de Mindelo, dans le canal formée par les îles de Sao Vicente et de Santo Antao. Un air chaud, humide et poussiéreux chatouille nos narines. Cette odeur est remplacée un peu plus tard par des relents nauséabonds à l’entrée du port. On mouille près d’une goélette trois-mâts (et non un trois-mâts, comme me l’explique presque religieusement Eric) au pavillon hollandais. Au réveil, le paysage est magnifique. Je suis heureux d’être de retour en Afrique, même si ce n’est qu’un petit transit, le temps de trouver un bateau pour traverser l’Océan.
En cas de problème de son, voici le fichier (et même une prise de l’autre chanson des fêtes):
In case of sound problem, here is the audio file: Ano, Boas fiestas
Arrivé à Lanzarote après une traversée éprouvante, je prends quelques jours de récupération. Ensuite, je me lance à l’assaut des pontons, les arpentant quotidiennement en quête d’un équipage sympathique pour traverser l’Océan vers le Brésil, voire simplement rejoindre le Cap-Vert. C’est cette dernière option que je choisis, pour couper le trajet en deux, et me donner plus de chances. La majorité des bateaux vont en effet aux Caraïbes, parfois en passant par le Cap-Vert. Les dépressions se succèdent aux Canaries, ce qui est assez inhabituel, et les alizés ne sont pas encore établis. Bref, peu de mouvement dans la marina Rubicón.
J’en profite pour rencontrer un peu plus les plaisanciers, et notamment cette famille française sympathique qui m’héberge sur leur bateau Maritéa. J’ai des fourmis dans les jambes, et lorsque je me rends à la marina voisine (Puerto Calero), je décide de traverser la montagne qui domine la Playa Blanca.
Du sommet de Hacha grande, la vue est superbe, mais le trajet encore long pour arriver au port. Je fais donc du stop, ce qui marche relativement bien sur l’île. Au puerto Calero, je rencontre Jacques, qui accepte de m’embarquer pour le Cap-Vert, mais qui ne part que 10 jours plus tard. C’est long, mais content de cette nouvelle, je visite un peu l’île désertique, dont l’eau douce est obtenue par désalinisation. Peu d’agriculture dans ce climat aride. Les seules productions locales conséquentes sont le vin (très bon) et le fromage de chèvre. Le plat ci-dessous, queso templado, est d’ailleurs fait à partir d’un fromage local.
Pour le reste, peu de légumes, la plupart des vivres sont importés de la péninsule. Difficile de manger local et bio dans ces conditions! L’île est d’ailleurs entièrement dépendante du tourisme, rendu possible grâce aux prix scandaleusement bas des compagnies aériennes low-cost. Nul doute que le pic du pétrole, paraît-il atteint depuis 2006, va sonner le glas d’un style de vie on ne peut moins durable.
Lors d’une balade, je rencontre Fatima et José, qui obtiennent des légumes bien verts en recouvrant les cultures de cendres volcaniques (afin de conserver l’humidité) mais aussi à grand renfort d’eau.
Très sympathiques, ils m’offrent quelques graines de melon et de pastèque, qu’ils reproduisent depuis de nombreuses années, et que je compte échanger plus tard pendant le voyage. Pour protéger les cultures du vent, des murets sont construits un peu partout où l’agriculture est pratiquée. Alors que le jour du départ approche, Jacques m’annonce un changement d’équipage, un couple de polonnais bateaux-stoppeurs que j’ai rencontrés peu avant. Ayant peu d’affinités avec le jeune polonais, et déçu de ne pas naviguer en duo, je suis aussi triste de quitter mes amis de Maritéa. Eric m’annonce alors que le Mikado ira finalement au Cap-Vert et qu’ils peuvent m’y emmener. C’est l’occasion de continuer les cours de guitare entamés avec Eric, alors qu’on a tous les deux acheté des guitares à Arrecife. Après un long moment d’hésitation, lié à mon engagement initial pris envers Jacques, je décide de rester sur Maritéa, pour rejoindre le Cap Vert. Nous quittons Lanzarote le 10 décembre, une fois la barre hydraulique réparée.
Mémée est partie, alors que j’étais en pleine mer; elle était déjà en terre bien avant que je n’atteigne la rive… Aujourd’hui, j’éprouve une profonde tristesse, et plus par la façon dont elle est passée de l’autre côté que par sa mort elle-même. Mémée aura survécu un peu plus d’un an en-dehors de sa maison, obligée de la quitter malgré elle suite à ses problèmes de santé, normaux pour son âge, mais surtout à cause de la solitude qui l’habitait. Mémée s’est accrochée à l’espoir de revoir un jour sa murs, les structures de sa vie, mais elle est morte convaincue qu’elle ne les reverrait jamais. C’est la dure réalité, celle qui pèse aujourd’hui sur ma famille, et j’en suis sûr sur tant d’autres.
Si je ne garde pas la nouvelle pour moi, mais la partage aussi avec des personnes presqu’inconnues puisque simplement intéressées par le voyage, c’est parce que je pense que nous tous, occidentaux dits développés, nous avons face à la mort une attitude profondément inhumaine. C’est bien beau de parler voire de se battre pour l’écologie, si le lien le plus élémentaire, celui de la fermeture de la boucle de la vie humaine, ne se referme pas. Quelle honte de mettre au banc de la société les personnes devenues non-rentables pour le système. En fait, elles le restent rentables, en nourrissant des fonds de commerce souvent morbides des mouroirs. Certains diront maison de repos… Peut-on partir en paix depuis un tel lieu? J’ai eu si mal au coeur à chaque fois que j’ai pénétré dans celui justifiant la fin d’existence de Mémée. Je vais trop loin? Pas du tout! J’y ai enlevé de rage des affiches « portes ouvertes pour les journées de l’entreprise » !
Ce n’était plus possible…, il n’y avait pas d’autre solution…, elle nécessitait des soins médicaux,… diront en choeur tous les bienpensants. Bullshit. Merci à tous ceux qui ont soutenu ma démarche quand j’ai proposé d’habiter quelque temps avec elle, peu avant les événement qui la propulseraient au mouroir, mettant alors en balance mon projet de voyage qui se précisait. Ma culpabilité est réelle. Je n’ai pas été assez fort pour contrer les mots raisonnables des bienpensants, ni le refus de Mémée elle-même sans doute mal influencée. Pardonne-moi Mémée de ne pas avoir été assez fort, d’avoir renoncé à ce beau projet et de t’avoir laissée embarquer pour le mouroir. J’ai lu beaucoup de livres ces derniers temps, mais j’ai à peine effleuré la porte de la bibliothèque que tu étais.
Si je partage aussi ceci, c’est parce que j’ai envie de dire que ce n’est pas en fin de vie que les décisions se prennent, plus tard, quand on y sera. On ferait bien d’y penser maintenant, là, tout de suite. Comment voyons-nous la mort? Nos vieux sont-ils heureux? Et si nous passions du temps ensemble, si nous soignions nos relations, si nous anticipons la mort pour faire une place dans notre vie à l’accompagnement de ceux qui nous l’ont donnée.
Vous tous qui me lisez, arrêtez-vous un instant. Et pensez un peu à ce que vivent actuellement nos vieux, et à notre façon d’échapper à la réalité. Le manque de respect est un terme faible pour considérer notre regard plein de compassion pour ces « pauvres » personnes que nous serons tous un jour. Ceux qui ne font rien (puisqu’exclus de la population active) détiennent pourtant le savoir et le recul d’une vie entière. Les réduire au rang de spectateur inutile est abominable. Mais j’espère aussi que nos anciens se révoltent que diable, fassent la bringue dans leurs mouroirs, et regagnent à juste titre la dignité qui est la leur. Alors la mort apparaîtra peut-être de nouveau comme un moment de passage bienheureux.
Pour certains, le texte final choisi lors de l’enterrement a permis de m’inclure quand même dans la cérémonie… Il est très beau, et je le reproduis donc ci-dessous.
Je suis debout au bord de la plage.
Un voilier passe dans la brise du matin et part vers l’océan.
Il est la beauté, il est la vie.
Je le regarde jusqu’à ce qu’il disparaisse à l’horizon.
Quelqu’un à mon côté dit : « Il est parti ! »
Parti ? Vers où ?
Parti de mon regard, c’est tout !
Son mât est toujours aussi haut, sa coque a toujours la force de porter sa charge humaine.
Sa disparition totale de ma vue est en moi, pas en lui.
Et juste au moment où quelqu’un près de moi dit : « Il est parti ! »
Il y en a d’autres qui, le voyant poindre à l’horizon et venir vers eux, s’exclament avec joie : « Le voilà ! »
Pour ceux qui veulent réagir sur le sujet des mouroirs, les commentaires sont ouverts. Pour ceux qui veulent me laisser un message personnel, utilisez plutôt l’adresse seb@voyagenficelle.net.
Pour rejoindre le Brésil, j’ai préféré le bateau à l’avion. Et en général pour le voyage, le stop sera privilégié. Les bateaux de plaisance apparaissent être le moyen le plus facile de traverser l’Atlantique en stop. Après quelques week-ends de cours à l’ULYC (learning by doing), je n’ai pas seulement vu la voile comme le moyen d’arriver à mes fins, mais aussi comme la possibilité de découvrir un monde fascinant. Voulant donc traverser l’Atlantique à la voile, j’étais quelque peu pressé de rejoindre les îles Canaries car la majorité des voiliers qui partent pour les Caraïbes, le Vénézuela ou le Brésil s’y retrouvent en fin d’année. Mission accomplie, puisque j’écris ce message de Lanzarote, première grande île des Canaries, en venant de l’Europe.
Et voici le récit du voyage:
Jour 1 : Durnal-Lyon: départ en fanfare
C’est en ce 03 novembre 2010 à 11h30 que je quitte le petit nid douillet de Durnal, chez mon très grand frère Daniel Cauchy. Direction plein Sud et Lyon comme premier point de chute où j’espère trouver un Couchsurfer pour la nuit. Je commence dans la douleur avec plus d’une heure d’attente sous la pluie, à l’entrée de la E411 de Spontin, où Béatrice m’a gentiment déposé. Michel me sauve des dernières gouttes belges au moyen de sa Volvo break, ayant laissé la Maserati au garage à cause du temps. Arrivé à l’aire de Wanlin où il me laisse, je sais que le plus dur est passé. Les aires de repos ne m’ont jamais fait faux bond. Après un casse-croûte agrémenté de tomates dont j’ai arraché les plants flétris à Durnal peu avant mon départ, je rencontre Peter et Hilde, se dirigeant pour un court séjour vers les Ardennes. Parents de filles voyageuses, ils m’apprennent que l’une d’elle a réalisé un travail sur la situation politique en Argentine après un séjour là-bas, alors qu’on dépasse des camions citernes labellisés « Food tanks », ce qui ne manque pas d’éveiller ma curiosité. C’est d’ailleurs un tel camion qui me conduira jusqu’à Nancy. Antonio convoie du jus d’orange concentré depuis le port d’Anvers (mais sans doute en provenance du Brésil) pour l’amener en Suisse où il retrouvera toute sa liquidité, si j’ose dire. A la pause obligatoire, je quitte Antonio pour un trio composé de Dominique, Michèle et Patricia. Elles me laissent une heure plus loin, où je fais une rencontre peu banale. Il s’agit de Guy qui, éclairé de ses nombreux voyages, son travail dans son potager, son frère (?) bossant pour l’INRA, et bien d’autres choses encore, en connait un brin sur le sujet agricole. Il considère que tout ça relève finalement de la façon de se situer dans le cosmos. Passionné, il prône l’agriculture raisonnée, en diminuant drastiquement la chimie utilisée, peu convaincu que l’agriculture biologique seule puisse s’en sortir. Alors que je lui partage ma conviction que ce soit possible à long terme, il me parle de l’ergot du seigle, maladie qui serait selon lui évitée dans les champs bio grâce à la protection des champs conventionnels. Ceci dit, il me vante les mérites d’un mexicain obtenant des résultats prodigieux en bio, qu’il m ‘encourage à visiter si je passe par là. Après cette franche discussion, Mathieu, ingénieur pas très heureux chez Bouygues, partage avec moi la critique de l’attitude hypocrite de sa boîte en terme de travail des sans-papiers, engagés en intérim par des firmes sous-traitantes. Il me dépose à une station Leclerc, à proximité de Dijon. Je n’en crois pas mes yeux: wifi gratuit et produits du terroir de qualité. Je profite de la connexion pour apercevoir que Benjamin, guitariste décroissant, peut m’héberger pour la nuit à Lyon. Je lui confirme mon arrivée et rencontre par miracle mon dernier véhicule. Alors que je demande négligemment à une femme au pas décidé si elle va à Lyon, elle me répond qu’elle y va et accepte tout de suite de m’embarquer! Je découvre une famille arlonnaise bien sympathique qui va passer ses vacances dans le Sud. Je leur fais découvrir quelques morceaux de guitare, avant d’arriver à Lyon où je rejoins Benjamin, qui arrive à vélo la guitare dans le dos. Très sympa, je n’arriverai à le quitter qu’en début d’après-midi le lendemain, non sans s’être donnés rendez-vous à mon retour!
Jour 2: Grenoble: visite amicale
Dans ma poursuite de l’autoroute du soleil, j’ai choisi de visiter mon ami Marc Ollivier, économiste très très engagé, qui va encore me faire découvrir une nouvelle casquette, comme président de l’association grenobloise Dyade, associant art et engagement. Une rencontre exceptionnelle, qui me décide définitivement pour l’outil du micro digital, au lieu de la caméra, pour réaliser mes futures interviews. Niché sur la montagne, Marc vit dans un coin de paradis nommé « Les Arnauds », dans le village de Saint-Jean de Vaulx, qui plus est ensoleillé par un été indien dont je suis très heureux de profiter.
Jour 4: Marseille: les îles Canaries?
Après cette halte montagnarde, c’est la mer qui prend l’homme. Je quitte Grenoble de bonne heure, grâce à Bruno qui me réchauffe dans sa voiture du froid et de l’humidité matinales, qui prouvent que l’été indien est passé. Il me laisse près de Valence, après quelques discussions sur le moulage, Bruno étant sculpteur. Je suis alors pris par un trio féminin, qui n’a pas la même conception que moi du stop, puisqu’elle veulent que je participe aux frais, ce qui n’avait pas été franchement discuté. Leur entêtement est une première dans ma longue expérience du stop, et c’est assez déçu de cette attitude que je débarque à Marseille. Je me rends alors compte que l’unique membre de la capitainerie ignore où se trouvent les îles Canaries… A part un bateau ayant quitté il y a quelques jours le port de plaisance pour rejoindre les Canaries, il ne sait rien. Je décide donc de quitter le port phocéen, ce que je ferai finalement le lendemain matin, profitant de l’hospitalité de Pauline, la soeur de Benjamin, à qui j’apprends à jouer « Bella Ciao » à la guitare. De retour au stop non loin de la gare, Alain s’arrête assez rapidement. Malheureusement, on ne s’est pas bien compris et il me dépose dans une station-service dans la mauvaise direction. Heureusement, avant même que je n’aie trouvé la façon de m’en sortir, Magdeleine me demande où je vais et me propose de monter dans la Jaguar de collection conduite par Bernard, pour rejoindre le péage près d’Aix-en-Provence. L’attente y sera longue, mais Fabrice me permettra de faire d’une traite les 150 km jusqu’à Montpellier, relayé ensuite par Barbara jusqu’à Narbonne, puis par Daniel et Marité avec qui je passe la frontière alors que le nuit est déjà là. Peu de voitures à la gasolinera, mais José Luis, avec qui j’ai tout de suite un bon feeling, me dépose à Girona où je trouve une auberge de jeunesse pour passer la nuit.
Jour 6: Valencia: premier coup dans l’eau
Je suis accompagné pour faire du stop vers Barcelone. Manon, rencontrée dans l’auberge à Girona, entame une année de Woofing en Espagne. Elle tient le panneau alors que je gratte dans le froid, pour nous donner plus de chance. Après une heure d’effort, frigorifiés, on est tellement contents d’être pris par Francesc que j’en oublie ma guitare. Je n’ai donc plus le choix, je vais devoir m’en racheter une, ce que je comptais faire de toute façon en Andalousie! Laissant Manon continuer sur Barcelone, je peine à trouver un routier preneur d’auto-stoppeur, jusqu’à finalement partager le cockpit de Javier. Après une nuit à l’hôtel, j’apprends avec plaisir à la « Marina del sur » qu’un bateau d’Américains part pour les Canaries le lendemain. Ni une, ni deux, je me dirige vers le Sorcerer. J’y rencontre un savant américain très sympa, qui me dit de repasser quand le capitaine sera là, le soir. Ma déception est immense quand un autre membre de l’équipage me regarde de façon dédaigneuse le soir, rechignant à prévenir le capitaine. Celui-ci me fermera d’ailleurs la porte, lors de la rencontre que j’ai tenu a voir avec lui, prétextant qu’ils sont complets. Le coup est dur, car j’avais pris espoir, durant les quatre heures d’attente. Je loge à l’auberge où je rencontre Matthias, un jongleur voyageur bien sympathique, qui me remonte le moral. Aiguillé par le capitaine du Sorcerer vers Barcelona, d’où je pourrai rejoindre les Baléares pour ensuite les Canaries, je quitte Valence, une ville que j’ai appréciée, pour remonter sur Barcelona.
Jour 09: Barcelona: c’est fermé Monsieur
J’arrive presque par miracle à Barcelone, étant parti tard dans l’après-midi de Valence. J’ai d’ailleurs dû lutter pour tenir éveillé Rodriguès, transporteur d’oranges et mandarines, jusqu’à Barcelone. Comme quoi les auto-stoppeurs, ça a du bon. Il aurait peut-être vu le décor sans moi. Mais il est tard quand j’arrive et les auberges (très chères) sont pleines. Heureusement, José, malgré qu’il ait déjà d’autres Couchsurfers en visite, accepte de me dépanner. Il va s’avérer être un hôte fantastique, allant jusqu’à héberger trois étrangers dans son petit appartement situé à proximité du Port Vell, la plus grande Marina de la ville. Quand, après deux journées passées dans les capitaineries et les bars, je me rends compte que la piste de Barcelone est morte, je rencontre un groupe de skippers qui me conseillent d’atteindre rapidement Gibraltar, qui est un point de passage important pour les Européens qui descendent vers les Canaries. Je prends le bus jusque dans les faubourgs de la ville. Souffrant comme d’habitude pour le stop sur route, d’autant plus que la nuit est tombée, je suis pris presque par miracle par Marina, qui me propose de passer la nuit chez elle. Ancienne auto-stoppeuse, elle est aussi fan du Barça, et on regarde les Bluegrana dominer le troisième du championnat.
Jour 12: Sur la route du Maghreb…
Le moment fort de ce voyage vers Gibraltar est la rencontre avec Ali, Marocain vivant en Belgique. Il descend jusqu’au Maroc, à Tétouan. Après une hésitation, due à la charge importante de sa camionnette, il accepte de m’emmener à Gibraltar. C’est presqu’inespéré. Seul point d’ombre, pas de temps pour acheter une guitare. Sur le chemin, Ali veut voir un ami. Il vit clandestinement comme jardinier dans le Sud de l’Espagne. Et le petit frère de cet ami vient d’arriver quelques jours auparavant, caché dans une voiture pour la traversée en ferry. Ce que je découvre alors est effarant: c’est une dizaine d’hommes entre 20 et 40 ans qui vivent dans un taudis sur les hauteurs du village, tous travailleurs sans-papier dans les plantations de fleurs, situation connue de la police locale. Et ils viennent tous du … même village! Le petit dernier, 21 ans, est tétanisé par la peur. Quoi? C’est ça l’eldorado espagnol dont tout le monde parle au pays? C’est donc pour ça que son père a contracté un emprunt de 6000 euros pour le faire passer? La détresse de ses yeux est quelque chose qu’on ne peut pas oublier. C’est aussi une preuve implacable que le mythe de l’eldorado européen n’a pas fini de ravager les villages…
C’est dur de reprendre la route après ça, on va manger un bout avec Ali alors que les vitesses passent de plus en plus mal. Depuis le début, la quatrième ne passait pas. La marche arrière consistait en un saut du véhicule d’Ali, poussant le châssis d’une main et tournant le volant de l’autre. Maintenant, la troisième ne passe plus, et parfois la deuxième a du mal. Dans ces conditions, on ne peut pas aller plus loin, car il y a des vraies côtes entre Granada et Malaga. Ali fait appel à Touring-Secours et on est hébergé à l’hôtel à Granada pour la nuit.
Je laisse Ali le matin pour démarrer de bonne heure le stop. D’abord difficile à Granada à l’endroit où m’avait déposé Lucia, je vais bénéficier de plus de chance à partir de Santa Fe, que je rejoins en bus pour me mettre sur la route de Malaga. Les temps d’attente seront très courts aux station-services, et Nicola, Maria-Dolorès et Ahmed et Mehdi me permettant de rejoindre Gibraltar. Entre Granada et Malaga, on longera avec Nicola des champs hideusement symétriques d’oliviers, s’étendant parfois à perte de vue.
Jour 13: Gibraltar: the first one!
Quand j’entre en territoire britannique, le nuit est déjà tombée. Après un contrôle très sommaire de passeport, on traverse à pied l’unique piste de l’aéroport: folklorique! La sensation est agréable quand j’entre dans la marina située juste après l’aéroport: elle vit. De nombreux voiliers sont occupés et de plus, non protégés par des grilles de sécurité comme partout jusqu’ici. Je rencontre Tom et Gary au bar du coin, qui m’accueillent chaleureusement, et me guident dans ma recherche, notamment en m’indiquant un logement sur un bateau-hôtel qui me permet de passer ma première nuit sur l’eau. 25 pounds, mais au moins je dors sur l’eau! C’est avec une grande joie que je trouve mon premier bateau le lendemain matin: Carlis et Lena ont accepté presque sans rien demander. La chance me sourit. Je profite de ce répit pour grimper sur le rocher qui m’a fait croire au réveil que le temps avait changé. En fait, il fait une telle ombre sur la marina que le soeil n’atteint les pontons qu’après une heure ou deux.
Jour 15: Gibraltar-Lanzarote: inoubliable
Les aux-revoirs avec Tom sont très chaleureux. Je ne le connais pas depuis longtemps, mais ce marin britannique aux airs de pirate va me manquer.
La première vraie expérience de voile commence pour moi, sur ce Bénéteau de 43.4 pieds, tout automatique avec ses GPS, AIS et autre contrôleur de direction. On se demande presque ce qu’il reste à faire. Mais l’expérience des quarts est exigeante, et le début de la traversée un cauchemar. On a jusqu’à 40 noeuds de vent de face, notre allure atteignant à ce moment 0.5 noeuds. Ca, je ne le saurai qu’après. Je lâche prise bien avant 40 noeuds, suite à la houle incessante s’intensifiant depuis le début du voyage. Après deux heures, voyant mes difficultés, Carl me dit qu’une heure seulement suffit pour retourner. Ce n’est qu’au pris d’un effort énorme que je résiste, alors que je suis nu comme un ver en cabine, les projections d’eau salée ayant trempé tous mes vêtements qui ne s’attendaient pas à un tel démarrage. Malgré une nouvelle proposition de Carl, je ne veux pas céder, Lena m’aide à m’habiller, et je m’allonge pour finalement m’endormir. A mon réveil, on entre dans un port. C’est là que j’apprends que eux aussi n’en peuvent plus. Véritables enfants de la mer, Carl et Lena m’assurent que ce je ne suis pas la cause de l’arrêt, mais pour eux et le bateau, c’est vraiment trop dur pour continuer. Rassuré, je me remets peu à peu et les vents commencent à nous être favorables, sans toutefois dépasser les 10-15 noeuds, mais cette fois avec nous, soufflant du Nord. Le soleil est là, et je peux profiter de la traversée, vraiment. Des dauphins viennent même courser le bateau de temps à autres. Après 4 jours de traversée, nous longeons l’île de Graciosa avant que le soleil ne se lève, sur la musique espagnole émise par les ondes de Radio Canaria. Il est midi, et 11h heure locale (GMT) quand nous débarquons à la marina Rubicón, située au sud de l’île de Lanzarote.
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